EDITION: Février - Avril 2019

Le message des puits

Par Joanna Hruby
Depuis l’arrivée des premiers étrangers à Ibiza il y a plus de soixante ans, cette petite île méditerranéenne couverte de pins a toujours eu un quelque chose d’indescriptible qui attire les aspirants spirituels de toutes sortes. Beatniks, radicaux, hippies et autres faunes sont venus en quête de nouveaux modes de vie et d’un sens plus profond de celle-ci. Ils ont apporté à l’île un large éventail de pratiques et d’idées spirituelles exotiques… Mais qu’en est-il des traditions spirituelles propres à Ibiza ? Derrière la brillance de la nouvelle Ibiza, l’île a ses propres rituels ancestraux qui connectent son peuple à la terre et aux cycles de la nature. Quelles sont ces anciennes traditions ? Contiennent-elles des messages importants pour nous aujourd’hui, alors qu’Ibiza fait face aux défis et aux conséquences du tourisme de masse ?


Afin de répondre à ces questions, il faut d’abord remonter dans le temps et comprendre la vie à Ibiza avant l’arrivée des premiers étrangers curieux. Jusqu’au milieu du XXe siècle, Ibiza était une île pauvre et la plupart de ses habitants dépendaient de l’agriculture pour survivre. Avec ses étés longs, humides et secs, la clé d’une récolte réussie (et donc du bien-être et de la survie de la population) était l’accès à l’eau douce. Ce précieux produit était extrait des aquifères souterrains grâce au système des puits de l’île. Les habitants dépendaient de ces petites structures de pierre blanchies à la chaux pour fournir la substance essentielle qui alimentait, nourrissait et soutenait le peuple d’Ibiza. Et ils remplissaient également une fonction culturelle et spirituelle plus profonde.

Les puits étaient d’importants lieux de rencontres sociales, la majorité des habitants vivant dans des enclaves rurales isolées. Ils représentaient des symboles très appréciés de vie, de fertilité et de renouveau; des lieux où les gens remerciaient Tanit, la déesse adorée à Ibiza depuis la période phénicienne, il y a plus de 2 500 ans. Certains des puits les plus anciens d’Ibiza révèlent des vestiges fascinants de l’ancienne dévotion envers cette déesse, sous la forme de dessins et de symboles peints avec un pigment terre de sienne brûlée, similaire à la couleur ocre singulière de la terre d’Ibiza. L’un de ces puits est la Font d’en Miquelet, située près de l’ancienne route qui relie Sant Mateu à Santa Gertrudis. Le panneau central en pierre, de la chambre intérieure de ce puits, conserve les vestiges d’un dessin exquis de « l’arbre de vie », symbole archétype reliant le monde naturel au cosmos sacré dans les mythologies du monde entier. Les escaliers du puits de Font de Can Prats, près d’Atzaró, mènent à un tunnel étroit qui descend sous terre. Au point situé au-dessus de la source d’eau, des motifs géométriques sont visibles et révèlent un cercle entouré de rayons qui s’étendent vers l’extérieur. On dit que le jour du solstice d’hiver, les rayons du soleil entrent dans le tunnel et se posent sur ce dessin à l’intérieur, symbolisant l’union sacrée du masculin et du féminin.

De nos jours, les anciens puits d’Ibiza et les rituels anciens n’ont que peu d’intérêt pour les millions de touristes qui visitent l’île chaque année. Depuis le début du boom du tourisme de masse à la fin des années 60, Ibiza utilise ses ressources limitées pour accueillir une importante population saisonnière, qui recherche généralement le soleil, la plage, la mer et la fête et qui ont peu à voir avec l’écologie et les traditions rurales de l’intérieur de l’île. Le tourisme de masse a eu des conséquences néfastes pour l’environnement naturel et culturel dans de nombreuses régions du monde. Ici à Ibiza, nous sommes témoins de la surexploitation du tourisme dans les mêmes puits et fontaines qui, un jour, furent honorés et célébrés comme « l’âme » de l’île.



Les sources d’eaux souterraines, auxquelles les Phéniciens avaient recours pour recevoir des messages divins, annoncent haut et fort leur prédiction : « si nous continuons ainsi, Ibiza se retrouvera sans eau ». Les hôtels, appartements et villas qui parsèment les côtes de l’île utilisent des quantités d’eau totalement insoutenables. Ces dernières années, les niveaux d’eau dans les aquifères souterrains ont atteint les côtes les plus basses que jamais et bon nombre des anciens puits sont déjà secs. Culturellement et écologiquement, le tourisme de masse a amené Ibiza à un carrefour et les puits secs nous envoient un message clair : si nous habitons un lieu tout en méprisant ses traditions et ses valeurs anciennes, son essence et sa force vitale disparaîtront. Alors y a-t-il quelque chose à faire ?

Au cours des 50 dernières années, le peuple d’Ibiza a créé une industrie fructueuse qui a supposé de nouvelles opportunités et une abondance pour une grande partie de la population. Mais l’Ibiza d’aujourd’hui, avec son énorme afflux de touristes et de population étrangère, est une culture fragmentée. La grande majorité de ces visiteurs, et le phénomène de tourisme de masse qui les amène ici, ont peu ou nulle compréhension de l’histoire, des traditions, du folklore et de la spiritualité ancestrale de l’île. Il appartient au gouvernement non seulement de contrôler les entreprises qui causent les plus grands dommages écologiques, mais également de changer l’image internationale d’Ibiza, en rendant sa culture authentique plus accessible et attrayante pour les touristes. Un changement d’attitude offre la possibilité de développer sur l’île une nouvelle forme de tourisme plus équilibré, respectueux et durable.

En attendant, chacun de nous peut commencer à changer les choses. Beaucoup avons été attirés à Ibiza par sa liberté spirituelle éclectique et exotique, mais peut-être est-il temps d’explorer une spiritualité intrinsèquement liée à la terre sur laquelle nous sommes : les mythes, les traditions et les rituels qui ont relié les gens à cette terre depuis des millénaires. Une de ces tradition, qui est toujours pratiqué activement, a lieu pendant les soirées d’été à côté de la plupart des anciens puits de l’île où l’on peut assister à d’anciennes danses locales réalisées en période de récolte pour remercier ses puits d’avoir alimenté les cultures de l’île. Au cours de ces rencontres pleines de vie et de joie, vous verrez le vin de pays couler en abondance, accompagnant plusieurs générations à la célébration de ce qui est révéré depuis plus de deux mille ans sur cette « île de la fête » : les précieuses propriétés vitales de l›eau. Si nous pouvions créer un esprit de respect similaire à l’égard de la mystérieuse culture ancestrale d’Ibiza, alors peut-être que les puits de l›île se rempliront de nouveau de cette eau vitale.