La grande arnaque : Une histoire des jours sauvages d’Ibiza
Par Jerry Brownstein
Clifford Irving était un auteur américain qui vécut à Ibiza et qui a perpétré, au début des années 1970, la plus grande tromperie littéraire du XXème siècle. Il réussit à convaincre le monde entier qu’il avait écrit une autobiographie autorisée du milliardaire solitaire Howard Hughes alors que le livre était en fait basé sur des réunions et des interviews fictives qui n’avaient jamais eu lieu. Ce fut une folle aventure sauvage qui reflétait l’esprit libre et facile qui régnait à Ibiza à cette période. De nos jours, il est difficile d’imaginer qu’Ibiza fut une société agraire insulaire pendant la majeure partie de son histoire. Cela changea progressivement en raison des vagues successives de migrations étrangères qui apportèrent une touche de sophistication cosmopolite à l’île. La plupart des gens ont entendu parler de la vague de jeunes hippies et de célébrités qui envahirent l’île à la fin des années 60 et au début des années 70 et qui donnèrent lieu par la suite aux vagues de tourisme de masse en constante augmentation depuis des décennies.
Mais avant tout cela, on pourrait peut-être considérer une première petite vague. Dans les années 1950, alors qu’Ibiza était virtuellement inconnue du monde extérieur, un petit contingent d’artistes occidentaux trouva son chemin vers ce paisible refuge. Ils furent attirés par l’impressionnante beauté naturelle, le faible coût de la vie, la sympathie et la tolérance des habitants, et la surprenante lumière méditerranéenne, spécialement magnétique pour les peintres. Mais le facteur peut-être le plus important qui les amena à cette île étrange et merveilleuse était la liberté, la liberté de vivre et de créer dans un endroit magnifique sans les règles et les limites de leurs pays d’origine. Écrivains, sculpteurs, peintres et esprits libres de toutes sortes affluaient dans cette petite communauté de nomades aventureux. C’était le monde de Clifford Irving, qui était arrivé en 1953 à Ibiza où il s’était finalement installé. C’était un monde de pirates et de poètes, un monde au-delà des frontières de la société « normale », un monde dans lequel on pouvait perdre de vue ses propres limites…
L’un des habitants d’Ibiza, Elmyr de Hory, était un peintre et faussaire hongrois qui aurait vendu, selon les dires, plus d’un millier de faux à des galeries d’art de grand renom du monde entier. Il fallait qu’il fût un peintre doté d’un talent incroyable pour y être parvenu, mais il fut finalement attrapé et envoyé en prison. Quand il fut libéré en 1969, il revint à Ibiza et devint une célébrité, apparaissant dans de nombreuses interviews de magazine et de télévision. Pour consacrer cette récente renommée, il demanda à son ami Clifford Irving d’écrire sa biographie. Le titre en était : « Faux, l’histoire d’Elmyr de Hory, le plus grand falsificateur d’art de notre temps ». Ce fut peut-être cette relation avec De Hory qui inspira Irving à concevoir le plan sauvage qui le rendit finalement célèbre et infâme.
En 1970, Irving lut dans un magazine un article sur Howard Hughes intitulé « Le cas du milliardaire invisible ». Hughes, jeune homme, avait connu un grand succès dans le secteur pétrolier, puis avait déménagé à Hollywood, où il était devenu un producteur de films de premier plan. C’était également un éminent playboy qui sortait avec les plus célèbres actrices de Hollywood de l’époque. En outre, il avait fondé la société Hughes Aircraft, étant, de plus, un grand innovateur et financeur d’avions. Hughes était le milliardaire le plus célèbre de son temps puis, tout à coup, il était tombé dans l’oubli. Au moment où Irving lut l’article du magazine, personne n’avait plus vu ni entendu Hughes en public depuis plus de douze ans. L’homme qui avait été le playboy d’Hollywood était devenu un excentrique qui vivait cloîtré au dernier étage d’un de ses hôtels à Las Vegas et qui dirigeait toutes ses affaires depuis sa chambre.
Clifford Irving, peut-être encore influencé par le livre « Fake » qu’il venait d’écrire, était convaincu qu’Hughes détestait tellement être à l’affiche qu’il ne se mettrait jamais en premier plan pour nier ce qui pourrait avoir été écrit sur lui. Il créa donc un plan pour convaincre le monde qu’Hughes lui avait demandé d’écrire son autobiographie. Irving était déjà un romancier à succès, la première étape fut donc de dire à son éditeur qu’Hughes l’avait contacté pour lui proposer de collaborer à une autobiographie. Puis il entreprit de créer de fausses preuves pour étayer son histoire. Il étudia l’écriture d’Hughes pour falsifier des lettres censées provenir du milliardaire solitaire. Irving commença également à appeler son éditeur depuis des lieux exotiques où il prétendait être avec Hughes et forger une relation étroite.
Le plan d’Irving réussit au-delà de ses rêves les plus fous. Son éditeur, McGraw-Hill, lui versa une avance de 750 000 $ pour le livre (un montant important à cette période). Il vendit les droits sur le magazine et sur le livre de poche pour un montant supplémentaire de 650 000 $, ce qui élevait le tout à près de 1,5 million de dollars, équivalant à environ dix millions de dollars actuels. Certains critiques étaient sceptiques, et au fur et à mesure que la publication approchait, Irving devait donc feindre parmi les éditeurs, avocats, rédacteurs et journalistes. Mike Wallace, le célèbre correspondant de télévision des États-Unis, fit tout son possible pour confondre M. Irving en direct à la télévision, mais lui aussi fut finalement convaincu.
A la fin de 1971, alors que le livre était prêt à imprimer le plan commençait à s’effondrer. Howard Hughes sortit de sa cachette pour donner une conférence téléphonique aux journalistes, dans laquelle il affirma qu’il ne connaissait pas M. Irving et qu’il n’avait jamais autorisé le livre. À mesure que les preuves s’accumulaient, le château de cartes d’Irving, soigneusement élaboré, commençait à s’effondrer. Il plaida finalement coupable et accusé de complot et de vol, il fut incarcéré dans une prison de New York où il y resta 17 mois. Quand il en sortit, il conta la débâcle dans un livre qu’il intitula : « Clifford Irving : ce qui est réellement arrivé », qui fut publié en 1972 puis réédité en 1981 comme « The Hoax » (La grande arnaque). En 2006, « The Hoax » devint un long métrage avec Richard Gere interprétant M. Irving. En 2012, la fausse autobiographie de Hughes fut publiée dans un e-book sous le titre « Autobiographie de Howard Hughes de Clifford Irving ».
Tout au long de sa vie, M. Irving a donné plusieurs explications sur l’affaire Hughes, ne lui donnant parfois pas plus d’importance qu’une simple plaisanterie élaborée. Il a écrit : « Je n’avais jamais réalisé que je commettais un crime, je considérais ça comme un canular ». Cependant, à d’autres moments, il semblait étonné de ce qu’il avait créé. Dans le livre « What Really Happened », il écrivit : « L’affaire Hughes était une incursion dans l’inconnu, un test de moi-même, un défi constant et une réponse. Une certaine grandeur avait pris racine dans le plan, et je pouvais toujours voir une splendeur imprudente et artistique dans la manière dont il fut réalisé ».
Clifford Irving est décédé en décembre 2017 à l’âge de 87 ans. Mais on se souviendra toujours de lui comme d’un exemple de la « splendeur imprudente et artistique » qui caractérisa les premiers jours de la communauté d’expatriés d’Ibiza, une splendeur qui dure encore aujourd’hui.