Histoire d’Ibiza - 2e partie: Les Carthaginois
Par Emily Kaufman
Les Carthaginois sont arrivés jusqu’à nos jours avec plus de notoriété que de gloire. Rivaux de Rome, source d’ennui pour la Grèce, leur exclusion du legs classique hérité de leur vainqueur, Rome, fut standardisée. De ce fait, bien que Carthage ait été un acteur important dans le scénario classique de la Méditerranée, elle est restée absente du club gréco-romain si vénérable, exalté par Edgar Allen Poe comme « la gloire qu’était la Grèce et la grandeur qu’était Rome ». Carthage, marginalisé, resta à la périphérie, telle une société de l’âge de fer dont on se souvient vaguement. Ce souvenir a été maintenu un peu plus vivant à Ibiza puisque l’île fut une des colonies les plus fidèles de Carthage. Pendant près de quatre cents ans, la population insulaire et la société furent principalement puniques et, de ce fait, ces siècles constituent l’apogée de l’héritage historique d’Ibiza.

Un peu d’approfondissement nous aidera à naviguer dans le contexte chronologique. Carthage fut fondée en 814 av. J.-C. par les Phéniciens (il y a plus de 2800 ans) et connut une ascension fulgurante. En ayant développé la puissance navale et les connaissances commerciales héritées de ses fondateurs, elle devint la ville prééminente de la Méditerranée occidentale jusqu’à ce que Rome ne s’étende. Politiquement et civiquement, les Carthaginois s’étaient situés parmi les sociétés les plus avancées de leur temps, et en 480 av. J.-C., leur monarchie devint une république, remplie d’institutions représentatives telles que syndicats, assemblées générales, assemblées législatives, etc. Jouissant d’un système sophistiqué de contrôles et contrepoids auquel s’ajoutait l’exigence d’une responsabilité publique, la république carthaginoise fut louée par Aristote comme un modèle exemplaire de gouvernement.
À peu près au même moment, Rome s’établissait également comme république après avoir renversé sa monarchie. Elle aspirait à son tour à devenir un empire, luttant contre Carthage pour la domination des mers et des routes commerciales. Au cours des siècles, les tensions entre les deux villes se tendirent tellement qu’elles finirent par exploser en 264 av. J.-C., déclenchant une lutte acharnée qui s’étendit sur trois guerres puniques et, bien qu’au début Carthage était la puissance la plus forte, les balances du destin s’inclinèrent en faveur de Rome. Les hostilités entre ces cultures méditerranéennes furent incarnées par deux de leurs généraux les plus célèbres, Hannibal de Carthage et Scipion de Rome. Ces personnages, déjà immortalisés à travers les siècles, furent les ennemis implacables qui font la une des événements que nous allons raconter aujourd’hui. Mais comment ces événements historiques ont-ils affecté Ibiza ? Comme nous le verrons, les trois guerres puniques touchèrent l’île de différentes manières, la première indirectement, la deuxième directement et la troisième de façon désastreuse.
Situons-nous à Ibiza au début de l’hégémonie punique aux alentours de 550 av. J.-C. quand Rome est encore une minorité de la péninsule italienne. Ibosim, d’autre part, est un avant-poste phénicien depuis environ un siècle et est sur le point de devenir un satellite punique dynamique, une transition qui se produirait paisiblement si Carthage reprenait les routes commerciales occidentales de la Phénicie. Dans ce panorama, le triangle commercial formé par Ibiza, Cadix et Carthage est d’une grande importance, la base sur laquelle l’empire carthaginois a formé sa force maritime. Étant l’une des coordonnées géographiques de ce triangle, Ibiza prospère comme elle n’a jamais prospéré auparavant. L’effet civilisant des Phéniciens, soutenu par les ressources humaines de Carthage, se sont unies pour en faire l’une des rares villes authentiques de l’Antiquité méditerranéenne occidentale.
L’influence carthaginoise a non seulement fait croître la population de l’île qui s’est étendue à travers tout son territoire, mais a également fait augmenter le rythme et le volume de commerce, faisant d’Ibiza un emporium de produits exotiques. Vases, scarabées égyptiens, parfums, huiles et céramiques proviennent de toute la Méditerranée, pour être, ou canalisés vers leurs destinations finales, ou stockés près du port. Mus par cette prospérité commerciale, les habitants de l’île commencent également à fabriquer des articles d’exportation par leurs propres moyens. La céramique devient une industrie prospère, preuve en est l’abondance d’amphores d’Ibiza trouvées sur les fouilles de tout le bassin méditerranéen et qui témoignent ainsi de la vitalité économique d’Ibiza à l’époque punique. Le sel, autre moteur de l’économie antique, est aussi une marchandise importante, tout comme la salaison, mariage idéal entre deux ressources abondantes. Le vin et le miel indigènes sont probablement exportés aussi en quantités significatives.
Nous allons avancer jusqu’au milieu du troisième siècle av. J.-C. Ibiza continue ses activités accélérées tandis que Carthage est la plus grande puissance maritime de la Méditerranée occidentale. Rome vient de consolider son pouvoir sur la plus grande partie de la péninsule italienne et est à la recherche d’une nouvelle conquête. En 264 av. J.-C., un essaim d’intérêts surgit en Sicile – un territoire partiellement contrôlé par Carthage qui devient le casus belli de la première guerre punique. Après 23 ans de combat naval, Carthage perd la Sicile puis la Corse et la Sardaigne. Rome impose une très lourde compensation à Carthage, ce qui pousse les Carthaginois à étendre leur domination en Ibérie dans le but de payer leurs dettes avec les riches mines d’argent existant sur la péninsule. La présence punique croissante en Ibérie fait qu’Ibiza bénéficie d’une intensification du trafic maritime, grâce à sa position centrale sur les routes de plus en plus sillonnées.
En 218 av. J.-C. un conflit sur la péninsule précipite la deuxième guerre punique et, cette fois, l’importance géopolitique d’Ibiza amène le conflit directement à ses rivages. Alors qu’Hannibal transporte ses éléphants à travers les Alpes pour entrer en Italie, son principal rival, Scipion, envahit l’Hispanie. En chemin, il est attiré par un territoire tentant : Ibiza, une île prospère et stratégique couronnée par une ville fortifiée. À sa consternation, après avoir assiégé Ibosim pendant trois jours en 217 av. J.-C., Scipion réalise que les murs de celle-ci sont impénétrables. Comme plan B, il redirige ses troupes pour piller les champs, obtenant (selon Livio) un butin équivalent à une année de pillage en Hispanie. Ceci est sans nul doute une exagération, mais la citation souligne la prospérité dont jouit Ibiza à l’époque punique. Les Romains ne tenteront jamais un autre siège, mais Ibiza, en tant que colonie loyale, continue à participer à la guerre en fournissant de l’argent, des hommes et un port sûr pour les navires puniques. En fait, Ibiza est, après Carthage, le deuxième financier de la guerre au cours de laquelle elle a réussi à amasser le 8% de toutes les pièces d’argent utilisées.
Cadix, cependant, trahit Carthage en 206 av. J.-C. en négociant un pacte de pré-reddition avec les Romains. En conséquence, le frère de Hannibal, Magon, dont la flotte est basée à Cadix, est contraint de fuir. Avant d’accepter la défaite, il rassemble tous les bateaux et se rend au seul port sûr de la région : Ibiza. De là, le plan est d’obtenir l’aide de Majorque et de Minorque pour créer une triple base Baléare à partir de laquelle il espère reprendre Cartago Nova, la capitale péninsulaire punique que Scipio vient de capturer. Majorque rejette Magon, mais Minorque lui permet d’amarrer dans le port qui porte aujourd’hui une version latinisée de son nom, Mahón. Cependant, au moment où ces préparatifs se font, la guerre se termine... mais pas notre histoire. Dans la prochaine édition d’Ibicasa, nous reprendrons le fil au début de la troisième guerre punique.
Ceci est le deuxième d’une série d’articles sur l’histoire d’Ibiza qui sera publié dans les prochaines éditions d’Ibicasa.